A Victor, après ma mort. Pour lui seul. (1855)

Mon père naquit à CANCOURT, canton d'HOUDAIN, département du Pas de Calais à 4 heures de BÉTHUNE. Ma mère prit naissance à ANNAPES, village à 6 km de LILLE. Mon père était le fils aîné d'un honnête paysan, ma mère était la fille d'un brave et honnête cultivateur. Dire comment ils se connurent, je ne le pourrai, il n'en entretinrent point leurs enfants, élevés alors plus discrètement qu'aujourd'hui. Toujours est-il qu'ils se marièrent le 1er Mai 1786 et que 9 mois après le 5 février 1787 ma mère me mit au monde. Elle eut après moi 6 enfants, 5 garçons et une fille. D'élever cette nombreuse famille avec d'assez faibles ressources et un commerce de charbon de terre qui prospéra d'une façon relative jusqu'en 1792, 5 ans à peine. La tourmente révolutionnaire arrêta cette modeste prospérité. Mon père était patriote et démocrate comme de raison ; comme tel il aimait la révolution et voyait avec joie s'écrouler les vieux abus de l'ancien régime dont il avait eu nécessairement à souffrir dans sa jeunesse, tout au moins dans sa dignité d'homme. Ses opinions le portaient naturellement à avoir confiance dans les actes du gouvernement révolutionnaire, cette confiance il l'étendit jusqu'aux assignats, c'était trop. Quand vint la dépréciation il n'y crut pas assez vite, ces créanciers étaient en BELGIQUE et ils repoussèrent le papier monnaie en paiement de leurs factures, persuadant mon brave homme de père qu'ils attendraient patiemment et longtemps les cours du crédit de l'argent qui dans ce temps qui avait entièrement disparu de la circulation. Lui au contraire acceptait et il faut reconnaître qu'il lui eut été bien difficile de faire autrement, ce malheureux papier qui bientôt eut dans ses mains la valeur d'un chiffon. Il se trouva ruiné et ne put jamais malgré son travail et l'économie de ma mère, refaire sa petite fortune. Mais il était très honnête homme, on se plut à la reconnaître et plusieurs de ses créanciers qui n'avaient pas voulu qu'il se libérât envers eux alors qu'il le pouvait tinrent fidèlement leur parole en accordant du temps et du crédit. Il put continuer son petit commerce mais toujours et jusqu'à la fin avec gêne. Toujours est-il que par leur travail et leurs économies ils parvinrent à élever 6 enfants, le septième mourut en bas âge. Notre instruction, la mienne et celle de mes deux frères surtout fut malheureusement très négligée. Mon père aurait voulu me faire entrer à l'école secondaire mais il était faible autant qu'il était bon. Sa femme le dominait sur beaucoup de choses, souvent avec quelques raisons, dans cette circonstance solennelle pour moi elle eut, la bonne femme, un tort regrettable et que je regrettai toute ma vie. Je ne reçus donc que des notions très élémentaires dans une école primaire d'où je sortis à 14 ou 16 ans. Ma mère voulut me faire apprendre un état, elle voulut que je fusse tonnelier pour ensuite, c'était son idéal, devenir marchand de vins. Mon père avait un ami qui, devenu fournisseur des armées, avait commencé comme cela. Dès lors je devais avoir le même succès, elle n'en démordait pas. Cette fois mon excellent père résista mais je ne devins pas tonnelier, je dus quitter l'école, ma mère le voulait ainsi. Ne pouvant être ce que voulait ma mère pour une forte ________ matrimoniale on me fit entrer à la sous-préfecture en qualité d'expéditionnaire. Cette décision décida de mon sort. Pendant deux ou trois ans que j'y restai, j'employai le temps assez considérable qu'il m'était donné, en dehors des heures de bureau, à travailler à mon instruction mais seul sans d'autre guide que les livres bons ou mauvais que j'avais grand peine à me procurer.

Des bureaux de la sous-préfecture, je passai dans celui d'une commission de guerre, c'était de l'avancement, je travaillai sous les yeux d'un Administrateur très bienveillant pour moi, en deux ans il me crut assez passablement capable de le suivre à l'armée en qualité de secrétaire. La guerre venait d'éclater de nouveau, la campagne de 1806-1807 allait commencer, Monsieur MAUROY reçut l'ordre de regagner l'armée à MAYENNE. L'empereur marchait vite, mon commissaire ne rejoignit son poste que le lendemain de la bataille d'IÉNA et pourtant en quittant LILLE nous devions en voyageant en poste arriver avant l'ouverture de la campagne. Mais le grand capitaine marchait à pas de géant, les prussions le croyaient encore à PARIS et déjà il était sur leurs talons.

Après avoir traversé les champs de bataille d'IÉNA, nous rejoignîmes le 5ème corps de la Grande Armée, commandé par le Maréchal LANNES. Monsieur MAUROY fut attaché au Quartier Général comme adjoint à l'ordonnateur ________ de ce corps. Nous suivîmes les mouvements de l'Armée jusque dans VARSOVIE. En quartier d'hiver dans cette capitale je me trouvai, comme on l'est à 20 ans heureux de cette vie active et variée. Je voyais une nouvelle carrière s'ouvrir devant moi sous de favorables auspices bientôt je pouvais après devenir adjoint aux commissaires de guerre à l'âge de 25 ans. Dans ce temps la vie était courte et l'avancement rapide, les guerres moissonnaient les hommes rapidement, ceux qui restaient debout marchaient vite à leur but. Je me voyais déjà un habit brodé sur les épaules, une épée au côté, cela, chatouillait agréablement ma vanité de jeune homme. Mon rêve fut de courte durée. Quand je partis, je n'avais pas encore tiré au sort pour la conscription, on tira pour moi en absence, le maire eut la main heureuse, il retira de l'urne un numéro qui me plaçait grandement en dehors du contingent. Mes parents naturellement furent enchantés de me voir libéré du service militaire. Ils le croyaient du moins et devaient le croire. Ils n'eurent plus qu'une pensée, qu'un désir, me faire revenir près d'eux. Quel moyen employer ? J'étais à 350 lieues dans une position très sortable avec la perspective d'un avenir honorable. Ce moyen se présenta providentiellement, ils le saisirent avec un empressement facile à concevoir.

Pendant mon apprentissage au commissariat, de 17 à 20 ans, j'avais joué la comédie de Société, c'était à cette époque une récréation fort goûtée et soit dit en passant, à côté de quelques inconvénients, très profitable pour apprendre à se tenir, à parler distinctement, correctement. La bonne comédie c'est ce que nous jouions forme le goût et élève l'esprit. Je me suis toujours applaudi du temps employé à ce délassement. Dans notre troupe de comédie de société, je fis la connaissance d'un homme jeune encore mais pourtant beaucoup plus âgé que nous tous. La passion de jouer la comédie l'avait amené parmi nous antérieurement, en 95/96. Les années suivantes il s'était livré avec entrain à ce charmant délassement, il possédait les traditions et guida notre inexpérience. Il me prit en affection et quand je partis pour l'armée, il continua à faire visite à mes parents. Son père vint à mourir le laissant seul maître d'une assez jolie fortune et à la tête d'un établissement industriel qu'il se sentait peu de goût pour diriger. Me voyant libéré du service militaire et mon retour si vivement désiré par mon père et ma mère, il leur proposa de me faire revenir, de me mettre promptement à même de conduire sa fabrique, de m'associer à ses affaires, de les diriger, enfin quand viendrait l'âge de me marier de m'en céder la suite, de m'aider de son capital, si comme il s'en flattait je me rendais digne de sa confiance. À cette proposition ma mère fut au comble de la joie et n'écoutant aucunement les observations judicieuses de mon père qui aurait voulu quelques garanties pour l'exécution des promesses verbales qui nous étaient faites, on m'écrivit de revenir au plus vite. La lettre de mon père et celle de Monsieur ROELANS arrivèrent à VARSOVIE au moment où le 5ème Corps d'Armée allait se porter en avant. On prévoyait une grande bataille avec les Russes, elle eut lieu en effet à EYLAU. Au lieu donc de passer la VISTULE, je repris le chemin de la FRANCE non sans regret je l'avoue. Mais mon dévouement à ma famille, le pressentiment que je devais lui être grandement utile me firent bien vite oublier mes rêves d'ambition. Du reste la suite a prouvé que j'avais bien fait d'accepter ma nouvelle position. Les événements qui dès lors se succédèrent très rapidement, (6 ans à peine) m'auraient trouvé peut-être à leur dénouement adjoint au commissariat depuis _______ j'aurais été comme tant d'autres bien plus anciens, renvoyé sans solde dans mes foyers.

Me voilà donc revenu à LILLE, renonçant pour toujours à l'habit brodé j'ai pris bravement la veste de gros drap des travailleurs et le tablier de toile bleue du filetier, bobinant et tournant alternativement le vénérable moulin à retordre. En peu de temps je fus mis au courant du mécanisme fort simple de cette ancienne industrie lilloise. La partie la plus difficile, celle de qui dépendait le succès ou l'insuccès de ce genre de fabrication, c'était la classification de la matière première à vrai dire, des plus simples. Le produit de la filature à main variait de qualité et de perfection avec chaque fileuse, il y en avait des milliers. Heureusement, mon patron possédait ce genre de connaissances qu'il tenait de son père, aidé par lui je devins bientôt connaisseur. Enfin, en assez peu de temps, je me rendis maître de ma nouvelle profession. Mon ami, peu soucieux d'augmenter sa fortune par le travail qu'il aimait peu, eut le bon esprit de me confier la direction de ses affaires, il m'y intéressa. Depuis la mort de son père sa maison avait perdu sa réputation et une clientèle qu'il avait négligée, abandonnée à la concurrence moins grande du reste à cette époque et surtout moins âpre. La filature dans ce temps était dans des mains généralement honorables. Les affaires se faisaient en très grande partie par correspondance, on ne connaissait pas le commis voyageur, l'acheteur venait quelquefois en fabrique, le fabriquant faisait deux jours l'an une course, il poussait jusqu'à LYON, c'était le grand centre du commerce ______ et tout le midi de la France, Les _______ alors recevaient avec déférence la visite assez rare des fabriquants et n'avaient pas encore connu les obsessions incessantes du voyageur. Je me mis donc en route sous l'influence des bonnes habitudes du temps et les représentants intéressés d'une ancienne maison très favorablement connue. Je n'eus à mon début que des succès faciles. Je remis, sans beaucoup de peine les affaires un peu trop négligées de la maison ROELANS.

Les choses marchaient ainsi suivant le cours du temps et des événements plus ou moins favorables au commerce quand après 6 ans arrivèrent comme un coup de foudre les désastres de l'Armée de Russie. J'ai dit que j'avais échappé au sort de la conscription, ma classe avait été libérée par un Sénatus-Consulte. J'étais sans inquiétude quand un décret despotique, violant les lois, trois classes libérées de 1807-08 et 09 furent appelées au service de l'armée active. Une autre mesure ultra-tyrannique, dictée par l'esprit de vertige qui s'était emparé du grand despote des temps modernes, vint mettre le comble à l'horrible situation de ce grand revers de fortune. Par un décret impérial 10.000 jeunes gens appartenant aux classes aristocratiques, nobiliaires et financières, ayant déjà satisfait à la conscription, furent arbitrairement désignés par les préfets pour former une garde d'honneur (portait le décret). Cette mesure avait pour but d'atteindre principalement les familles de l'ancienne noblesse.

Le préfet du Nord, le _______ de l'Empire, Jean, Marie, Cécile, Valentin ___________________ pour exonérer une portion notable des jeunes hommes nobles ou prétendus tels qu'atteignait cet acte désespéré de l'empereur, imaginèrent et mirent à exécution un odieux moyen. Ce fut de prendre dans les trois classes si injustement appelées, ceux des conscrits qui voulaient se faire remplacer. Le conseil de révision refusa leur remplaçant et les fit partir comme garde d'honneur en exemption des appelés à former le contingent du département. Cette mesure extraordinairement hardie de la part de ces autorités prouve à quel point de désorganisation l'administration impériale était tombée.

L'honnête maire de Lille, noble de la veille, me désigna comme apte à cette honorable distinction et ajoutant la particule "De" à mon nom, joignit effrontément la dérision à l'imposture. Je résistai avec énergie, j'intimidai par les menaces dans son cabinet, le malheureux préfet beaucoup plus sot que méchant. Je ne craignis pas de signaler dans la réunion des conscrits devant le conseil l'acte prodigieusement arbitraire du préfet, Mon exaspération commençait à faire impression sur mes compagnons victimes ou effrayés de l'exemple d'insubordination que je donnais ; alors le préfet et le commandant de gendarmerie me firent sortir de la salle du conseil et me faisant entrer dans un salon, cherchèrent à me persuader des avantages d'entrer au service avec le rang de sous-lieutenant. Voyant ma ferme résolution, ils m'ajournèrent et quand les opérations du conseil furent terminées on reçut enfin mon remplaçant.

J'étais donc remplacé à l'armée, j'avais déjà un remplaçant dans la garde nationale sédentaire. Du train dont marchaient les choses je n'étais rien moins que rassuré pour un prochain avenir ; déjà l'on parlait de mobiliser de nouveaux bataillons de gardes nationales formés des célibataires jusqu'à 40 ans. Le mariage était à peu près le seul refuge, je songeai donc à me marier promptement.

La guerre presque continuelle qui durait depuis 21 ans avait rendu les hommes valides très rares. Les jeunes filles devenaient vieilles filles tout en maudissant l'empereur. Les mères se désespéraient ; se marier avantageusement était donc facile aux jeunes gens que le sort avait épargnés. Plusieurs offres me furent faites indirectement par des personnes officieuses et honorables. Les prêtres alors ne se mêlaient point de mariage et les religieuses étaient inconnues.

Voulant, dans l'intérêt de ma famille, conserver toute ma liberté d'action, en dehors de l'examen de mes futurs beaux-parents, je résolus de prendre pour compagne, une femme étrangère à LILLE. Je croyais alors avoir touché le cœur d'une jeune personne aimable et gracieuse. J'avais sans prévention plus d'une raison de croire qu'elle m'accepterait pour époux. Après mûre réflexion bien qu'il m'en coûtât je renonçai à ce projet d'union qui me souriait tant et voici pourquoi : la jeune personne avait pour père un brave homme, honnête, savoisien qui arrivé très pauvre à PARIS avait su par son industrie se faire déjà à cette époque une belle fortune qui depuis devint considérable. Comme le commun des hommes il oubliait assez volontiers son origine et voulait pour sa fille un homme riche. Sa femme avait une ambition au moins égale. Il me montrait pourtant de l'affection et sa femme me traitait avec une certaine distinction en égard à mon âge peut-être aussi à cause de mon âge : 25 ans et quelques avantages physiques. Peut-être bien aurais-je réussi à force de persévérance mais le temps et les circonstances me pressaient. Bref je me résignai et tournai mon cœur d'un autre côté, La jeune fille bien intéressante, épousa plus tard sans beaucoup d'amour, je pense, un homme de 40 ans, divorcé ayant lui-même une fille bonne à marier mais riche et qui augmenta considérablement sa fortune tout en arrivant aux honneurs politiques, Il était jaloux et défiant : je n'ai jamais ouï dire toutefois qu'elle fût malheureuse.

Les événements marchaient à pas de géant. La bataille de LÜTZEN et de BAUTZEN venaient d'avoir lieu, les bruits les plus sinistres étaient les précurseurs des funestes journées de LEIPZIG, Il paraissait sage de se mettre promptement à l'abri par le mariage du danger qui menaçait tous les hommes jeunes et valides, Et pourtant cette action, la plus importante la vie, demande de la réflexion et doit être faite avec prudence. Fort de mon caractère, je ne redoutais pas cette action importante de la vie. À 25 ans d'ailleurs, bien que réfléchi, on manque rarement d'une certaine assurance qui du reste il faut le reconnaître assure souvent le succès dans maintes situations de notre existence.

Mon père était lié d'intérêt et d'amitié avec Monsieur Jacques SAPIN, marchand de charbon et propriétaire à JEMMAPES J'avais vu sa fille aînée une seule fois pendant qu'elle était en pension au couvent d'ESQUERMES, mon père m'en avait souvent entretenu, louant la douceur de son caractère, sa candeur, et sa gentillesse. En contractant cette alliance je n'avais pas à craindre la morgue ou les fâcheux procédés de ma nouvelle famille pour les miens objet constant de ma tendre sollicitude. Je priai mon brave père d'aller demander la main de Mademoiselle Adélaïde. Il fut heureux de cette mission et partit plein de confiance. Il réussit près des parents sous la réserve toute naturelle que je saurai plaire à leur jeune personne. À mon tour je me mis en route pour JEMMAPES, en me rendant aimable autant que je pus et charmé d'ailleurs des qualités préconisées par mon père, je demandai et j'obtins la permission de renouveler les visites aussi souvent que je le pourrai. Ce voyage 255 km demandait alors toute une grande journée. Je fis ma cour 5 à 6 fois et notre mariage fut arrêté et fixé au 28 Juillet 1813.

Je ne m'étais pas préoccupé de la question d'argent et mon père en faisant connaître ma position avait eu la discrétion trop grande de ne point s'enquérir de la quotité de la dot que ferait le père SAPIN. En sorte qu'en partant pour me marier j'ignorais complètement ma future position de fortune. Le contrat se fit la veille de la cérémonie qui nous engageait à toujours. La réunion des grands parents (mon père seul m'accompagnait) eut lieu chez Maître GAM à MONS, mari d'une tante qui avait en grande partie élevé Adélaïde. Ce Monsieur GAM était à plus d'un titre un homme peu recommandable, il était peu scrupuleux en affaires. Il s'était montré envers moi très aimable, insinuant, avec une sorte de bonhomie qui avait su me plaire et m'inspirer de la confiance. Je ne le connaissais pas. Réunis dans le salon de Madame GAM qui occupait un grand hôtel de la rue de Vimy, j'étais près de ma future, mon père et mon ami Monsieur ROELANS étaient là. Le notaire fit la lecture du contrat dont les clauses n'avaient pas été débattues à l'avance ni la dot stipulée. J'appris que Monsieur SAPIN donnait 10.000 FR à sa fille. Il avait 6 enfants, sa fortune dépassait 400.000 FR, il le disait et c'était vrai. Il aurait donc pu sans se gêner doter ses enfants de 25.000 FR au moins. Je ne connais rien de plus lâche dans la vie privée qu'une retraite devant une question d'argent dans la position délicate où je me trouvais, Aussi j'atteste le ciel que cette pensée ne traversa même pas mon esprit. Mais j'eus à me plaindre d'une surprise bien coupable de la part de son notaire. Monsieur GAM de concert avec son notaire ne fit point mention dans son contrat de mon apport personnel. Évidemment il avait été chargé par mon beau-père de préparer la rédaction de mon contrat de mariage et cette omission frauduleuse se doit lui être imputée.

Bien des années après, alors que Monsieur GAM n'existait plus, je demandai et j'obtins sans peine de mes beaux-parents une déclaration écrite que l'omission dont je pouvais avoir à souffrir devait disparaître en présence de la déclaration qu'ils faisaient librement.

Aussitôt après mon mariage le 1er Août 1813, un acte de Société fut signé entre Monsieur E. ROELAND et moi. Sa durée était de trois ans. Mon apport était seulement de 25.000 FR néanmoins malgré la disproportion avec celui de mon associé, les bénéfices devaient se partager par moitié. Ils ne furent rien moins que considérables, cette période de 3 années ayant été désastreuse. En effet, de 1813 à 1816 la FRANCE fut soumise aux plus grands malheurs. Elle eut après les funestes journées de LEIPZIG, à subir l'invasion de son territoire, à soutenir une lutte désespérée contre toutes les armées de l'EUROPE. Vaincue au commencement de 1814 dans ces derniers héroïques efforts un traité honteux lui fut imposé. Elle respirait à peine, guérissant lentement ses profondes blessures quand le retour de NAPOLÉON, un an après son abdication, vint la jeter dans de nouveaux bouleversements. Le désastre de WATERLOO vint mettre le comble à nos malheurs. La FRANCE est cruellement humiliée, elle eut à nourrir à solder les innombrables armées de la sainte alliance, une contribution de guerre énorme lui fut imposée, l'occupation d'une partie de son territoire par 150.000 prétendus alliés devait affliger pendant 5 ans les yeux des malheureux français. Pour combler la mesure de nos maux l'épouvantable disette de 1816/1817 vint nous accabler. Le commerce anéanti par tant de calamités amena la ruine de beaucoup de négociants, d'industriels, conséquence forcée d'une aussi déplorable situation. Cependant nous fûmes assez heureux pour traverser sans trop de sinistre cette période de calamités. Toutefois quelques milliers de déficit à l'inventaire de 1816 terme de notre Société, décida Monsieur ROELANS à se retirer. Au terme de notre contrat, il devait en se retirant me laisser 50.000 FR pendant 15 ans aux intérêts de 5 %. Sans autres garanties que ma signature et celle de ma femme. Cette confiance que j'ai méritée sans doute ne me rendit pas moins le très obligé de mon ami et commanda ma reconnaissance. Je me fais un vrai plaisir de consigner ici toute ma gratitude. La jeunesse est confiante et généreuse, la vieillesse est trop souvent égoïste et méfiante ; 30 ans plus tard, alors que j'offrais plus de garanties pécuniaires je n'aurai probablement pas obtenu cette marque de confiance. Ainsi sont faits les hommes.

Au mois d'Août 1816, année de misère bien grande et de souffrance morale et physique, je me trouvai donc seul avec un avoir bien modeste à la tête d'une fabrique qui par son ancienneté et sa bonne réputation n'était pas sans importance. Confiant dans mon travail et mon activité j'envisageai l'avenir avec sécurité bien que nos charges fussent grandes. Ma jeune femme élevée avec des principes d'ordre et d'économie ne montra jamais la moindre véléité de frivolité, de luxe, de toilette ou autres. Nous vécûmes très modestement, notre mobilier était si simple que 15 ans après notre mariage, notre cheminée était encore dépourvue de cartel. Et nous étions heureux. Je n'eus jamais l'ambition d'une grande fortune. Mon seul désir, celui que j'eus l'ineffable bonheur d'obtenir bien jeune, fut l'indépendance. Il ne faut pas beaucoup d'argent à cela ; le caractère en fait tous les frais ou à peu près. Ainsi, aidé de ma compagne, dans la mesure de ses forces, j'élevai convenablement notre jeune famille, j'acquittai avec joie les quelques dettes que mon honorable père avait été forcé de contracter pour subvenir aux besoins de ses enfants et après 42 ans, nous nous retirâmes des affaires pour nous livrer au repos en attendant le calme éternel.

Dieu a béni notre longue union et sans savoir ce que nous réserve d'années à vivre, je lui demande ardemment la grâce de nous les accorder exempte des peines de cœur en nous-mêmes et en nos enfants.

Ces notes ont été écrites couramment et pour ainsi dire d'un seul jet en deux matinées. Je me propose de les relire et de les corriger et peut-être de les augmenter de quelques souvenirs. Cependant, comme il m'a toujours considérablement coûté de copier ce que j'avais écrit, je pourrais bien n'en rien faire. Par précaution donc et dans la crainte que la mort me surprenne, je les mets sous enveloppe cachetée.

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